Regroupé sous le nom initial « équipe madec + follea », Alterdurance est composé de l’atelierphilippemadec (Philippe Madec, Antoine Petitjean, Pierre L’Excellent, Catherine Gobillot), l’agence Follea-Gautier (Bertrand Follea & Sandra Tarpinian), l’atelier d’écologie urbaine (Jean-Louis Ducreux), Futurbain (Jacques Debouverie), Citec (Philippe Gasser), Tribu (Alain Bornarel & Amélie Rolet), Asca (Xavier Poux), Infraservice (Ali Akatepe), CPO (Dominique Ingold) et Lagraph (Pierre-Adrien Madec).
Région Provence Alpes Cote d'Azur
Qui n’a pas rêvé, en flânant sur le boulevard des villes, d’un monde qui, au lieu de commencer avec la parole, débuterait avec les intentions ? René Char
Au-delà du caractère extrêmement polysémique de la notion de territoire, au-delà des significations très variées, dépendantes du point de vue retenu, au-delà des évolutions même au sens de la géographie et de l’histoire, la Durance comme territoire existe. Bien sûr la cohérence des pays, en tant que territoires de cultures habitant une entité géographique et climatique, cède sous l’histoire politique, de la grande histoire à celle des découpages électoraux. Bien sûr quand les définitions administratives, écologiques, sociologiques ou commerciales s’en mêlent, la culture, l’histoire et la géographie n’y trouvent même plus leur comptant. Et bien sûr encore, la période contemporaine ajoute sa strate, élargit la réalité en ajoutant le global au local, trouble l’affirmation et la lecture des identités ; le glocal habite aussi les lieux.
Après les trente glorieuses où l’aménagement du territoire repose sur un équipement qui homogénéise l’espace et, par un effet pervers, l’artificialise, et à la suite des années 1990-2010 où l’ouverture à la mondialisation positionne les différents territoires dans une course économique internationale quitte à décapitaliser son environnement, l’impératif du développement durable amène à penser autrement le territoire. L’hypothèse Regain qui compose le corps du document propose une vision — parmi d’autres envisageables — de ce que peut devenir le contour d’un développement durable à l’échelle du Val, c’est-à-dire un développement qui, fort de la relation fondamentale entre les ressources, les équilibres naturels et l’émergence de l’humanité, reconnaît la protection de l’environnement comme une condition et un ressourcement pour l’avenir, l’occasion d’une refondation des établissements humains dans leur possibilité d’être.
L’histoire contemporaine amplifiée par le Postmodernisme valorise jusqu’à l’excès le hic et nunc, le ici et maintenant, l’instantanéité de l’action. Le politique y trouve son comptant. « Soucieux de se maintenir, [il] forme des projets qui dépassent rarement les élections prochaines ; sur l’année fiscale ou budgétaire règne l’administrateur et au jour la semaine se diffusent les nouvelles », écrit à raison Michel Serres. Il importe donc de saluer la volonté novatrice et clairvoyante de la Région Provence-Alpes Côte d’Azur lorsqu’elle lance une étude à si long terme sur le val de Durance, et qui, en outre, dépasse les limites administratives institutionnelles. Michel Serres dresse le contexte d’une telle étude : « comment réussir une entreprise de long terme avec des moyens de terme court ? » écrit-il. « Il nous faut payer un tel projet par une révision déchirante de la culture induite par les trois pouvoirs qui dominent nos brièvetés", l’administration, la science, les médias, répond-il.
Pour y parvenir, notre équipe revendique la culture comme pilier — absent et pourtant central — du développement durable, cette « figure historique cohérente » dont nous avons parlé et qui fait la présence de ce territoire. Nous la confrontons aux enjeux de l’avenir, estimés à ce jour. Pour ce faire, nous construisons une image cohérente de la Durance en 2050, avant de tracer le chemin qui mène de notre condition contemporaine à cette réalité future, à cette utopie concrète. Quel sens donner à ce chemin pour le val de Durance ? Quel projet pour l’avenir de ce territoire, né de ce territoire ? Quelle est cette utopie concrète ? Ne serait-ce pas de reconnaître le val de Durance comme un espace de vie partagé à développer par tous les acteurs du val de Durance ?
« Fréquenter la pensée de l’imprévisible, c’est pouvoir échapper à ces bouleversements que les imprévus du monde lèvent en nous, et par ailleurs se faire de plus en plus ingénieux à aménager dans les irruptions de ce réel une continue possibilité de l’action humaine.» Edouard Glissant
L’intention de l’hypothèse Regain anime la volonté de cet autre destin pour la Durance. Une détermination qui admet l’évolution du climat, l’augmentation des températures, l’allongement des périodes sèches, l’augmentation des risques d’incendie, d’inondations et de glissements de terrain. Mais aussi une résolution qui refuse le remplissage de la vallée par l’urbanisation diffuse, les activités, les infrastructures, les équipements, le végétal spontané. Et encore une exigence qui amorce la métamorphose des pratiques actuelles pour éviter la surconsommation des meilleures terres agricoles et la simplification des espaces agricoles restants, la dégradation et la banalisation irréversibles du paysage, la surconsommation en eau et la pollution de la nappe phréatique et des eaux courantes, la disparition des trames végétales arborées, des canaux, des chemins d’eau et l’aggravation de la baisse de la nappe phréatique, l’appauvrissement biologique et l’affaiblissement du lien social, l’augmentation de l’aggravation des risques. Ces problèmes et ces risques procèdent d’un modèle de développement territorial aujourd’hui en crise, crises des relations divergentes entre les acteurs, entre les consommateurs, producteurs, commerçants, habitants, usagers des équipements publics, crise des cohérences sociales, crise de l’environnement, de l’énergie.
Pour parvenir à cet autre destin : un espace de vie dont le partage est à concevoir par les acteurs, il importe de changer les manières de voir l’aménagement du territoire. L’un des principaux changements consisterait à ne plus penser le développement comme un état à atteindre, l’image figée d’une réussite, mais comme un mouvement, une stratégie dans l’espace et le temps, une négociation permanente, une somme d’actions, d’animations, de trajectoires localisées aptes à mobiliser en permanence la capacité innovatrice des habitants, des producteurs, des administrations, des entreprises, des consommateurs comme des promeneurs, les passants transhumants. Et dans le même temps il s’agit de repenser la définition de nouvelles finalités de la vie en commun à l’échelle de la vallée, de réinventer comme le propose Antonio Negri « le commun des hommes », celui grâce auquel « les possibilités de conflit, de résistance et de réappropriation sont infiniment accrues ».
Un changement de point de vue et un travail d’invention conceptuelle s’annoncent. Le passage du quantitatif au qualitatif, de l’avoir à l’être que notre époque porte en elle et revendique, requiert d’autres catégories, d’autres planifications et d’autres gouvernances
En matière de développement et pour compléter son champ prospectif, l’hypothèse Regain s’appuie sur un ensemble de paramètres environnementaux, climatiques, économiques et sociaux en cours d’évolution. Nous retenons les bases avancées par le scénario B2 du Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat. Ce scénario global est cohérent tout autant avec les relevés de Météo France et l’augmentation des températures des années 1995/2005 que la situation spécifique de la Durance sous l’influence des Alpes où le climat évolue plus radicalement que dans les plaines. Ce scénario se place entre le B1 qui tend à nier le réchauffement planétaire, et le A1F1 qui endosse le manteau apocalyptique. Les hypothèses du B2 avancent une augmentation des températures de +2,4°C, entre 1,4 et 3,8, une diminution des précipitations cumulées, de moins 90mm par an en 2030 à moins 150mm en 2050, un allongement de la période de sécheresse et de risques d’incendies puis d’inondations, une stabilité voire un déclin de la population mondiale à partir des années 2050, la dématérialisation de l’économie et la recherche d’efficacité durable au développement des technologies propres, la recherche de solutions sociales dans un sens de viabilité économique, sociale et environnementale.
L’hypothèse Regain ne conforte pas l’idée d’un développement urbain dans une moyenne vallée métropolisée, ce que la mise en place d’une ligne de tram train instrumenterait. Elle ouvre sur une cinquième ère, celle de la nécessaire volonté du vivre-ensemble et d’organiser un partage pérenne des richesses du val de Durance, celle du développement durable exigeant loin du green-washing ambiant, celle d’une certaine (im)mobilité, celle du glocal : le global et le local affiliés, celle du local réinventé par la rencontre des terroirs, ses hommes et sa valeurs anciennes et des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Dans cette perspective, à la fois historique et d’avenir – car il ne peut pas exister de prospective amnésique —, la vocation de la vallée ne devient pas urbaine, elle reste fondamentalement agricole, industrialo-énergétique et naturelle. La Durance est réaffirmée dans les trois dimensions qui la révèlent en tant que corne d’abondance pour elle-même et dispensatrice de ses richesses pour les territoires alentours proches que sont les hauts pays ou lointains qu’est la côte. La rencontre organisée de l’agriculture, de la nature et de l’industrie/énergie y trouve une occasion apaisée : l’industrie prend place à la fois à proximité d’un cours d’eau et d’une desserte de fret ferroviaire structurante, et au sein d’espaces non bâtis, agricoles ou naturels, dans une condition de travail favorable et prévenant tout risque de type AZF. Le développement urbain de l’hypothèse Regain concerne les échelles locales et se calibre pour la vallée de la Durance sur les capacités d’accueil limitées d’un TER situé. Il dessine des lisières agro-urbaines stables aux rivages des villes et des villages, aménagées pour prévenir les risques d’incendies et d’inondations. Il maintient la logique historique de villes, bourgs et hameaux pour conforter ou régénérer les pôles de vie semés dans la vallée et dans les hauts pays. De la sorte, il favorise les mécanismes économiques et sociaux d’une nouvelle richesse de proximités, protège les terres agricoles et finalement participe à l’entretien du territoire, même dans ces lieux les plus reculés.
L’hypothèse Regain s’appuie sur six principes : un espace naturel écotonial ; une eau structurante, visible et appropriée ; une agriculture pérennisée, diversifiée et écologiquement intensive ; une mobilité triple ; une économie verte, symbiotique et relationnelle ; et finalement un territoire semé de lieux habités. Forts de ces principes actifs, de ces outils de cohérence du territoire, nous cherchons une diversité d’espaces, déjà aménagés ou à la marge en vue d’accueillir la vie sur tout le territoire du val de Durance. Les manières d’y parvenir sont multiples, aussi nombreuses que les situations spécifiques de ce territoire aux mille pays, aux mille visages : la manière traditionnelle par recours à la densité comme outil de projet, l’élaboration d’intensités bâties riches et diverses, légères ou denses, l’innovation par l’équipement numérique du territoire, les programmations inventives. Mais aussi les collaborations citoyennes car il s’agit bien d’inviter les capacités créatives locales et d’intégrer la réalité de l’apport des nouvelles populations et des modes de vie alternatifs, ce qui aura pour effet singulier de contrebalancer le vieillissement actuel de la population.
Nous faisons un pari, et nous avons « conscience du risque et de l’incertitude », comme l’explique Edgar Morin dans « Introduction à la pensée complexe ». Aussi nous construisons ce pari, non pas sur un projet, mais sur une stratégie, au sens où l’entend le philosophe, non pas comme « un programme prédéterminé qu’il suffit d’appliquer ne variatur dans le temps » mais comme « une conscience très aiguë des aléas, dérives, bifurcations ».